17.
SUITE DU RÉCIT DE JULIEN
Les jours qui suivirent la naissance de Mary Beth furent les plus sombres de ma vie. S’il m’est jamais arrivé de posséder un sens moral, ce fut bien à ce moment-là.
J’avais été un enfant précoce et, bien avant d’en avoir conscience, le meurtre, la sorcellerie et le mal, en général, faisaient déjà partie de mon univers quotidien. La guerre, le départ de ma sœur suivi de son viol avaient éclairé en moi ce que je soupçonnais déjà : pour être heureux, il me fallait vivre des situations intenses et extrêmes. La richesse ne me suffisait pas, pas plus que les plaisirs de la chair. Seule la prospérité de ma famille pouvait me faire respirer, et Dieu sait que je voulais respirer ! Je n’étais pas plus disposé à renoncer à la vie, à la santé, aux plaisirs, à la prospérité que Mary Beth lorsqu’elle avait poussé son premier cri.
Avant toute autre chose, je voulais apprendre à connaître ma fille et l’aimer. Pour la première fois, je compris pourquoi tant de contes et légendes étaient fondés sur le trésor tout simple qu’était un enfant, un héritier, un bébé.
Ma vie tenait à un fil et j’étais bien déterminé à ce qu’il ne cède pas. La question cruciale demeurait : que pouvais-je faire ?
Le démon rôdait en permanence autour du berceau de Mary Beth et tout le monde pouvait le voir. Il lui accordait ses faveurs et les yeux du nourrisson étaient déjà capables de le rendre solide et fort. En résumé, il protégeait ma fille et s’employait déjà à exercer sa flatterie sur elle en prenant mon apparence, en adoptant mon style et mes manières.
Je descendis en ville, à mon appartement de la rue Dumaine. Il pleuvait comme la nuit où j’étais allé à First Street. La pluie avait toujours eu le don à la fois de me porter sur les nerfs et de me rendre heureux. J’ouvris les portes-fenêtres et la laissai entrer, ruisseler sur la rambarde de fer et éclabousser mes rideaux de soie. Qu’est-ce que j’en avais à faire ? J’avais les moyens de me payer des rideaux en or, si je le voulais.
Je m’allongeai sur le lit, les mains posées sous ma tête, et entrepris de dresser la liste de tous mes péchés. Pas mes péchés passionnels, je n’aurais jamais pu les compter tous, mais mes péchés par malveillance et cruauté.
Eh bien, songeai-je, tu as donné ton âme à ce démon. Que peux-tu lui donner de plus ? Tu peux lui promettre de protéger le bébé et de lui donner des forces mais, encore une fois, le bébé le voit déjà. L’esprit saura lui enseigner ce qu’elle doit savoir.
La pluie s’arrêta et la lune apparut, inondant la rue de lumière. La réponse me vint instantanément.
Je lui donnerai ma forme humaine. Il possède déjà mon âme. Pourquoi ne pas lui donner ce qu’il imite sans arrêt ? Je lui proposerai de posséder mon corps.
Bien entendu, il pourrait essayer de me muter et de me tuer. Mais, d’après nos expériences passées, il me semblait qu’il avait besoin de moi et de ma mère pour muter non seulement les corps mais aussi les plantes. S’il avait été capable de le faire tout seul, il ne nous aurait jamais demandé notre aide.
Le risque était calculé. Je le laisserais vivre en moi, marcher, danser et voir, mais pas me muter.
Sans être certain qu’il pouvait m’entendre à si longue distance, je l’invoquai tout de même.
Quelques secondes plus tard, il se matérialisa près du miroir ovale, dans l’angle de la pièce. Il se volatilisa presque aussitôt, après m’avoir souri et montré qu’il portait le genre de vêtements raffinés qui faisaient mon style.
— Tu veux devenir chair et os ? demandai-je. Tu veux voir avec mes yeux ? Pourquoi n’entres-tu pas en moi ? Viens t’installer dans mon enveloppe charnelle et faire de moi ce que tu voudras, aussi longtemps que tu en auras le pouvoir.
— Tu ferais ça pour moi ?
— Je ne doute pas que mes ancêtres t’aient déjà fait cette proposition. Deborah ou Charlotte ont dû le faire avant moi.
« Ne te fiche pas de moi, Julien, dit-il de sa voix secrète glaciale. Tu sais que je ne veux pas entrer dans un corps de femme. »
— Un corps est un corps.
— Je ne suis pas une femme.
— Eh bien, c’est aujourd’hui à un sorcier de sexe masculin que tu as affaire. Ma proposition tient toujours. Tel devait être mon destin. Viens, je t’invite. Je m’ouvre à toi, ce sera le stade ultime de notre intimité.
— Ne te moque pas de moi. Tu sais très bien que quand je te fais l’amour, c’est d’homme à homme.
Je souris sans rien dire. Son orgueil de mâle m’amusait énormément et me renforçait dans l’idée que cette créature était complètement puérile. Je le détestais au plus haut point mais il me fallait absolument enfouir ce sentiment au plus profond de moi. Je rêvai donc à ses baisers et ses caresses.
— Après, tu pourras me récompenser comme tu le fais si bien, dis-je.
— Tu auras du mal à le supporter.
— Pour toi, je le ferai. Tu as beaucoup fait pour moi.
— Et maintenant, tu me crains.
— Oui, un peu. Je veux vivre. Je veux m’occuper de Mary Beth. Elle est ma fille.
Silence.
— Entrer en toi… dit-il enfin.
— Oui, fais-le.
— Et tu n’essaieras pas de m’expulser avec ton pouvoir ?
— Je ferai de mon mieux pour me comporter en parfait gentleman.
— Tu es si différent d’une femme !
— Vraiment ?
— Tu ne m’aimes pas comme elles.
— J’en aurais long à dire là-dessus, dis-je. Mais, en tout cas, je t’assure que toi et moi pouvons continuer à servir mutuellement nos desseins. Si les femmes sont trop prudes pour te parler comme je le fais, je parie qu’elles ont d’autres moyens pour parvenir à leurs fins.
— Rire.
— Tu pourras rire pour de bon quand tu seras en moi. Tu le sais.
La pièce devint totalement silencieuse. La pluie avait cessé. La galerie luisait dans le clair de lune. J’avais une sensation de vide. Tous les poils de mon corps étaient hérissés. Je m’assis et me préparai psychologiquement. À quoi, je ne savais pas trop. Et puis, soudain, il fondit sur moi, m’entoura et m’enveloppa. Je me sentis défaillir et tous les sons extérieurs se mêlèrent en un énorme rugissement.
Je me levai et marchai en titubant. J’étais comme perdu dans les ténèbres. C’était cauchemardesque. L’escalier apparut devant moi, puis la rue. Des gens me faisaient des signes et des voix disaient : « Alors, Julien ? »
J’avais conscience d’être en train de marcher mais je ne sentais pas le sol sous mes pieds. Aucun mouvement de balancier dans ma démarche. Une sorte d’apesanteur. La peur me prit au ventre. Je ne tentai pas de lutter mais de me détendre, de me laisser absorber. J’avais l’impression de perdre conscience.
Les heures qui suivirent furent d’une totale confusion.
Il était 2 heures du matin lorsque j’eus ma première pensée cohérente. J’étais assis dans un café, devant une petite table au plateau de marbre. Je fumais une cigarette. Mon corps était exténué et douloureux. Je regardais fixement le serveur, qui se pencha vers moi et me demanda, pour la sixième fois peut-être :
— Un dernier verre avant la fermeture, monsieur ?
— Une absinthe.
Ma voix sortait de ma gorge comme un murmure rauque. Toutes les parties de mon corps me faisaient mal.
— Espèce de salaud ! dis-je de ma voix secrète. Qu’est-ce que tu as fait ?
Aucune réponse. Il était bien trop fatigué pour répondre. Il m’avait possédé pendant des heures et avait fait je ne sais quoi sous ma forme. Mon Dieu ! Mes vêtements et mes chaussures étaient maculés de boue. Mon pantalon avait été enlevé et remis n’importe comment. Ainsi, nous avions fait l’amour. Avec une femme ou avec un homme ? Et quoi d’autre ? Je me le demandais.
Je pris le verre d’absinthe fraîche et l’avalai d’un trait. Je me levai et faillis tomber. Ma cheville était douloureuse. J’avais du sang sur les jointures des doigts.
— Nous nous sommes battus ?
Je réussis à retourner chez moi. Mon serviteur, Christian, un homme de couleur ayant du sang Mayfair, très bien payé, très élégant et souvent sarcastique, m’attendait. Je lui demandai si mon lit était prêt et il me répondit, à sa façon habituelle :
— À votre avis ?
Je m’affalai et le laissai me déshabiller et emporter mes vêtements. Je réclamai une bouteille de vin.
— Vous en avez eu assez.
— Va me chercher du vin ou je t’étrangle.
Il me rapporta une bouteille.
— Fiche le camp, lui ordonnai-je.
Il partit. Allongé dans l’obscurité en buvant du vin, je tentai de me rappeler ce que j’avais fait. La rue, la sensation d’ivresse, des voix me parvenant à travers une grande étendue d’eau. Des souvenirs précis finirent par émerger. J’étais allé dans la vallée, j’avais rassemblé les gens et nous étions entrés en procession dans la cathédrale. Elle était encore plus magnifique que je ne l’avais imaginé, entièrement décorée de branches et de feuillages. Je tenais l’Enfant Jésus. Les chants étaient euphoriques et des larmes coulaient sur mon visage. J’étais chez moi. Je levais les yeux vers les immenses vitraux. Oui, entre les mains de Dieu et des saints, songeai-je.
Je me réveillai en sursaut. Quel étrange souvenir ! Cela se passait en Ecosse, nul doute là-dessus. Mais oui, bien sûr ! C’était Donnelaith ! Et cela devait se passer bien des siècles auparavant. Et, pourtant, ce souvenir m’appartenait bien.
Je me précipitai vers mon bureau et griffonnai tout ce que je pus me rappeler. L’esprit apparut, faible et flou. Sa voix n’était qu’un filet.
— Que fais-tu, Julien ?
— Je pourrais te demander la même chose, dis-je. Tu as passé du bon temps.
— Oui, et j’ai envie de recommencer. Maintenant, ce serait bien, mais je suis trop faible.
— Tu m’étonnes ! Débarrasse-moi le plancher, maintenant. Nous le referons…
— … dès que nous pourrons.
— C’est ça, c’est ça !
J’enfouis les feuilles de papier dans le tiroir du bureau. Je m’allongeai et tombai dans un profond sommeil. À mon réveil, le soleil brillait et je savais être retourné dans la cathédrale. Je me rappelais le vitrail en rosace. Je me rappelais le saint sculpté sur la plaque tombale. Et les gens qui chantaient…
Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Le démon serait-il en fait un saint ? Non, plutôt un ange déchu. Ou alors, il servait un saint, le vénérait et puis… Et puis quoi ?
Le plus troublant de l’affaire était que mes souvenirs étaient ceux d’un mortel. La créature m’avait dit un jour qu’elle se rappelait avoir déjà été chair et os. Ces souvenirs étaient donc les siens ! Il me les avait transmis parce que j’étais peut-être le seul à pouvoir les analyser. En fait, il connaissait leur existence mais n’avait pas la capacité de réfléchir. D’une manière générale, il se servait donc de nous pour penser. Il ne pouvait apprendre que par moi ce qu’il avait été avant.
Une idée germa dans mon esprit : chaque fois que je renouvellerais cette expérience, je m’efforcerais, d’emmagasiner le plus possible de ces souvenirs. Être le démon, connaître le démon et, pour finir, connaître la vérité sur lui. Espèce de saloperie de fantôme, me dis-je. Tu es juste quelqu’un qui veut renaître. Tu en demandes toujours plus. Tu as déjà été vivant mais tu n’es ni sage ni éternel. Reste en enfer !
J’étais si épuisé que je dormis toute la journée.
Le soir, je me rendis à Riverbend, ordonnai à l’orchestre de jouer Dixie et m’assis près de ma mère. Mais elle ne se laissa pas convaincre.
— D’abord, il est tout-puissant et a toujours existé, dit-elle.
— Tu parles !
— Ensuite, il saura si tu dresses ton esprit contre le sien et il te tuera.
— Là, je suis d’accord.
Je ne me confiai plus jamais à elle. Je me demande même si je lui ai reparlé par la suite. De toute façon, elle se fichait pas mal de ce que je disais.
J’allai dans la nursery. Le démon rôdait près du berceau. Je l’aperçus l’espace d’une seconde. Il était habillé comme moi et couvert de boue. Espèce de crétin ! me dis-je. Je souris.
— Tu veux entrer en moi maintenant ?
— Non, pour l’instant je reste avec le bébé. Regarde comme elle est belle. Elle a tes dons de sorcellerie. Les liens et ceux de ta grand-mère et de ton arrière-grand-mère. Et dire que j’aurais pu te détruire !
— Qu’est-ce que tu apprends quand tu es dans mon corps ?
Il resta longtemps silencieux. Il apparut, plus brillant, cette fois. Mon portrait craché, comme on dit. Il me fixa des yeux, sourit et essaya de rire. Mais rien ne sortit de sa bouche et il se volatilisa. J’avais juste eu le temps de me rendre compte que sa capacité de mimétisme s’était encore renforcée.
Je sortis de la pièce. Je savais ce que je devais faire : étudier le problème pendant que le démon était occupé avec le bébé. Et le laisser prendre possession de moi quand il le voudrait, tant que je le supporterais.
Les mois passèrent. Une grande fête fut donnée pour le premier anniversaire de Mary Beth. La ville revivait ; la guerre était loin. Il y avait de l’argent partout et, en ville, de superbes demeures sortaient de terre.
Le démon me possédait en moyenne une fois par semaine. Ni l’un ni l’autre ne pouvions faire plus. Cela durait quatre ou cinq heures puis, d’un seul coup, je redevenais moi-même. Quand il me quittait, je me retrouvais dans les situations les plus diverses. Ce pouvait être dans un lit, avec un homme. Il avait donc des goûts aussi éclectiques que les miens.
Nous n’avions rien à voir avec le Dr Jekyll et Mr Hyde. Lorsqu’il était à l’intérieur de moi, il était adorable avec tout le monde. Angélique, pourrait-on dire.
— Mon chéri, tu as été si gentil la nuit dernière de m’offrir ces perles, me dit un jour une maîtresse.
— Quoi ?
Ce genre de chose. Je finis également par comprendre que, lorsqu’il me possédait, je passais auprès des gens pour un ivrogne invétéré. Ma réputation en prit un sacré coup alors que, en réalité, je détestais être diminué par les vapeurs de l’alcool. J’étais donc souvent la cible de petits sourires et de moqueries : « Eh bien, dis donc, tu étais dans un de ces états, cette nuit ! » « Ah bon ? Je ne m’en souviens même pas ! »
La vision de la cathédrale me hantait jour et nuit. Je voyais de vertes collines et, parfois, un château qui m’apparaissait comme à travers un vitrail transparent. Je voyais la lande et la brume. Chaque fois, un sentiment de terreur insupportable envahissait ma mémoire, au point que je ne comprenais plus rien. Si j’essayais de passer outre, une souffrance insoutenable s’emparait de moi.
Je me refusais à en discuter avec le démon. Quant à ce que j’apprenais quand il était moi… cela semblait ne relever que de la pure sensualité. Il s’empiffrait, dansait, faisait des ravages, se battait. Parfois, il en sortait désespéré : « Il faut que je sois moi-même en chair et en os », se lamentait-il.
D’autre part, il me paraissait évident que, pendant qu’il jouait mon rôle, il accumulait des informations. Il en parlait avec un enthousiasme lyrique mais, comme toujours, il était incapable d’en faire quelque chose de concret.
Nous parlions, par exemple, des temps qui changeaient. Du chemin de fer, qui avait porté un coup dur au commerce fluvial, de la mode, de la photographie, qui exerçait sur lui une incroyable fascination. Il allait souvent se faire photographier quand il était dans mon corps. Ivre et maladroit comme il était, il avait du mal à se tenir tranquille devant l’appareil. Et il oubliait fréquemment les photos dans mes poches.
Mais il lui restait un long chemin à parcourir. Il était déterminé à devenir humain. Prendre ma place ne lui suffisait pas. Par ailleurs, son adoration pour Mary Beth était sans bornes.
Au bout d’un moment, il arrivait que plusieurs semaines s’écoulent avant qu’il n’ait le courage de me posséder. Cela m’arrangeait bien car je mettais chaque fois deux jours à m’en remettre. À mesure que Mary Beth grandissait, elle lui servait d’excuse. Tant mieux pour moi : ma réputation était suffisamment ternie et je commençais à me faire vieux.
Mary Beth gagnait chaque jour en beauté et, le temps passant, cela commençait à me troubler. Je détestais qu’on la considère comme ma nièce et non ma fille. Je voulais des enfants à moi, surtout des fils.
Je menais une vie somme toute équilibrée et, malgré les assauts répétés du démon, mon esprit restait intact. Je gagnais beaucoup d’argent grâce aux nouvelles entreprises de l’après-guerre, la construction, le commerce, la fabrication de coton, et je saisissais toutes les opportunités. J’avais également compris que, pour que ma famille reste riche, il me fallait étendre ses intérêts au-delà de La Nouvelle-Orléans. La ville connaissait des hauts et des bas et, en tant que cité portuaire, commençait à perdre de son importance.
Je fis mes premiers voyages à New York lors des premières années d’après-guerre. Le démon ayant ses occupations à la maison, je vivais à Manhattan en homme libre. C’est ainsi que je commençai à me bâtir une solide fortune.
Quant à mon frère Rémy, je lui rendais souvent visite à First Street, où il s’était installé.
Avec le temps, me convainquant que j’avais les mêmes droits que tout honnête homme, je tombai amoureux de ma jeune cousine Suzette, dont l’innocence me rappelait Katherine. Je me préparai donc à m’installer en maître à First Street, sous le même toit que Rémy et sa famille, qui y coulaient des jours heureux.
Vers cette époque, j’eus une autre révélation. Les souvenirs de la cathédrale, de la lande et du bourg de Donnelaith, que je continuais de me « rappeler », commencèrent bientôt à prendre la forme d’images de plus en plus claires. Je ne progressais jamais beaucoup dans le temps mais des détails bien plus précis se formaient. Je m’aperçus ainsi que cette espèce d’exaltation que je vivais dans mon rêve de la cathédrale était, tout simplement, l’amour de Dieu.
J’en eus la confirmation un matin. Je me trouvais devant la cathédrale Saint-Louis, à Jackson Square, lorsque j’entendis un chant ravissant. J’entrai dans la bâtisse. De jeunes quarteronnes, toutes très belles, des « enfants de couleur », comme on les appelait, faisaient leur première communion. La cérémonie était grandiose, avec toutes ces enfants du Christ vêtues de blanc et portant chacune un chapelet et un livre de prières blanc.
L’amour de Dieu. Voilà ce que je ressentis dans la cathédrale Saint-Louis. Exactement comme dans celle de Donnelaith. J’étais stupéfait. Je passai le reste de la journée à errer en ressassant ce sentiment et en faisant de mon mieux pour m’en débarrasser.
Je revoyais Donnelaith, ses maisons de pierre, sa petite place et la cathédrale au loin, cette somptueuse église gothique des temps anciens.
Je finis pas m’asseoir dans un café. Comme à mon habitude, je bus un verre de bière fraîche, puis j’appuyai ma tête sur le mur derrière moi.
Le démon était là, invisible.
— À quoi penses-tu ?
Avec prudence, je le lui racontai.
Il resta silencieux, manifestement troublé.
Puis, d’une voix timide, il dit :
— Je serai chair et os.
— Je n’en doute pas, répondis-je. Mary Beth et moi avons juré de t’aider.
— Très bien. Alors je te montrerai comment revenir. C’est possible, tu sais. D’autres l’ont déjà fait.
— Pourquoi cela prend-il si longtemps pour toi ?
— Le temps n’existe pas, là où je suis. Quand je suis dans ton corps, j’en perçois la notion. Je la mesure au bruit et au mouvement. Mais, sinon, je suis hors du temps. Je vois loin. Je me vois revenir et, alors, tout le monde souffrira.
— Tout le monde ?
— Tout le monde, sauf ceux de notre clan. Le clan de Donnelaith. Tu en fais partie et moi aussi.
— Tu veux dire que tous nos cousins, nos ascendants et nos…
— Oui, ils sont tous bénis. Ce sont les êtres les plus puissants du monde. Regarde ce que j’ai accompli à ton époque. Je peux faire plus, bien plus. Et quand je serai à nouveau un être humain, je serai l’un des vôtres.
— Promets-le-moi.
— Vous serez tous respectés. Tous sans exception.
Je fermai les yeux et vis la vallée, la cathédrale, les cierges, la procession des villageois, l’Enfant Jésus. Le démon criait de douleur.
Aucun bruit nulle part. Juste la rue sinistre, le café, la porte ouverte, la brise, et le démon qui hurlait. J’étais le seul à pouvoir l’entendre.
Mary Beth l’entendait-elle ?
Il disparut. Autour de moi, le monde redevint normal, superbement ordinaire. Je me levai, me coiffai de mon chapeau, attrapai ma canne et traversai Canal Street en direction du quartier américain et du presbytère. Je ne connaissais même pas l’église. De construction récente, elle s’élevait au beau milieu d’un quartier d’immigrés irlandais et allemands.
Un prêtre irlandais vint au-devant de moi. Ils étaient fort nombreux à cette période car les Irlandais nous tenaient pour un peuple à évangéliser : ils comptaient bien convertir le monde entier comme ils avaient été eux-mêmes convertis il l’époque de saint Brendan l’Ancien.
— Écoutez-moi, lui dis-je. Si je voulais exorciser un démon, est-ce que savoir exactement qui il est, connaître son nom, s’il en a un, me faciliterait la tâche ?
— Oui, répondit-il. Mais vous feriez mieux de vous en remettre aux prêtres. Savoir son nom serait très utile, effectivement.
— C’est bien ce que je pensais.
Je levai les yeux. Nous nous tenions à la porte du presbytère et, à notre droite, s’élevait le mur d’un jardin. Les arbres commencèrent à se balancer et les feuilles à tomber. Un vent si violent se leva que la cloche du petit clocher de l’église se mit à sonner.
— Je connaîtrai son nom, dis-je.
Plus les arbres bougeaient, plus les feuilles tourbillonnaient, plus je répétais distinctement ma phrase.
— Je connaîtrai son nom.
— Cela vaudrait mieux car les démons sont très nombreux. Il y a les anges déchus, les anciens dieux païens qui sont passés à l’état de démons à la naissance du Christ et même les Petites Gens, qui viennent de l’enfer, vous savez.
— Les anciens dieux païens ? demandai-je, ignorant cet aspect de la théologie. Je croyais qu’ils n’avaient jamais existé, que notre Dieu était le seul et unique dieu.
— Oh si ! ils ont existé. Mais ils étaient des démons. Ce sont les revenants et les fantômes qui nous hantent la nuit. Ils ont été destitués et cherchent à se venger. Pareil pour les personnages de légende, les Petites Gens. J’en ai déjà vu. En Irlande et ici.
— Puis-je me promener dans votre jardin ? demandai-je en lui donnant une poignée de dollars.
Il était content. Il entra dans le presbytère pour m’ouvrir la porte de l’intérieur du jardin.
— J’ai l’impression qu’un orage se prépare, dis-je. Cet arbre va tomber.
— Entrez, dit-il. J’aime les orages. Je vais fermer la porte.
Je me retrouvai seul au milieu des arbres, dans le petit jardin peu entretenu où les belles-de-jour poussaient à l’état sauvage, parsemées çà et là de lys roses qui ajoutaient des taches de couleur. Dans une sorte de grotte couverte de mousse verte se tenait une statue de la Vierge. Le vent était déchaîné. Les arbres se balançaient dans tous les sens, les lys étaient couchés comme si quelque botte invisible avait marché dessus. Je dus poser ma main sur le tronc d’un arbre pour ne pas perdre l’équilibre. Je souris.
— Eh bien ? Qu’est-ce que tu vas me faire ? M’arroser de feuilles ? Tu peux faire tomber la pluie, si tu veux. Je me changerai en rentrant à la maison. Espèce de saloperie !
J’attendis. Les arbres redevinrent tranquilles. Quelques gouttes d’eau tombèrent sur le chemin de brique. Je me penchai pour ramasser un lys écrasé.
J’entendis un bruit de pleurs. Non pas audible à l’oreille, mais dans mon esprit. C’étaient des sanglots désespérés.
Ils contenaient plus que du chagrin. De la dignité. Et ils étaient plus terribles que les sourires ou les expressions du visage qu’il ait jamais faits pour m’effrayer. Cette tristesse se mélangea avec l’euphorie de mes souvenirs.
Des paroles en latin me vinrent à l’esprit, mais je ne les connaissais pas vraiment. Elles jaillirent de moi comme si j’avais été un prêtre en train de réciter une litanie. J’entendis des cornemuses et des cloches.
— C’est le glas du diable, dit quelqu’un. Chaque veille de Noël, les cloches sonnent pour rejeter les démons hors de la vallée, pour effrayer les Petites Gens.
Puis le ciel redevint calme. J’étais seul. Le jardin était plongé dans le silence. C’était à nouveau La Nouvelle-Orléans et le chaud soleil du Sud brillait au-dessus de moi. Le prêtre passa la porte.
— Merci, mon Père, dis-je en portant la main à mon chapeau.
Je m’en allai. Les rues étaient baignées de soleil et balayées par la brise. Je rentrai à First Street en traversant Garden District. Mary Beth était assise sur les marches du perron. Il était avec elle, une ombre, un être aérien. Tous deux eurent l’air contents de me voir.